Pour commencer ma série d’articles sur l’amour, il faut passer par les préliminaires, sujet oblige. Le mot amour, si grand et si petit à la fois, nécessite que je lui apose quelques fondamentaux à partir desquels se bâtit mon expérience.
L’amour comme art
Premier postulat : l’amour relève d’un art.
J’en ai pris conscience lorsque j’avais une trentaine d’années à la lecture de cet ouvrage magnifique d’Erich Fromm, « L’art d’aimer » (dont voici l’introduction).
Si nous considérons l’amour comme un art, écrit-il en substance, alors ce dernier comporte une partie théorique et pratique, comme la peinture, la musique ou la danse. En danse on acquiert les jeux de l’équilibre, on assouplit le corps, on développe une extraordinaire empathie corporelle à l’égard de ses partenaires, on explore d’infinies séquences de gestes et de pas. En musique on doit délier ses doigts, enchaîner des gammes, connaître des dizaines d’accords, entraîner son oreille, relier le geste à l’émotion. Il faut apprendre et faire siens des gestes, des techniques, des compositions. Dans l’art de l’amour on apprend à développer le « sens du moi d’autrui », comme l’écrit Steiner, autrement dit à ouvrir nos portes empathiques jusqu’à l’extrême. Il faut beaucoup de cheminement personnel pour ne pas sombrer dans les abysses fusionnelles, conflictuelles ou aliénantes qui n’ont d’amour que le nom. Dans l’expression sexuelle de l’amour, il y a ces gestes, ces techniques, ces respirations qui nous ouvrent à la connaissance de notre corps, de nos énergies, de nos extases et de celles de l’autre. Seul un patient apprentissage des théories et des pratiques mène à la liberté créatrice.
L’amour comme art engendre un aspect plus essentiel encore que la seule question technique telle que posée par Fromm : l’art, par essence, postule la liberté et la créativité sans limites. La plupart des gens vivent l’amour de façon conventionnelle. Ils recopient un modèle comme on répète la doctrine d’une religion. L’art se putréfie dans le caveau du conventionnalisme. L’amour comme art doit ouvrir des voies sans cesse nouvelles, il abat sans relâche les cloisons qu’imposent la morale, la religion, l’ordre social, le diktat culturel. On s’étonne et on rit de voir combien certains textes, paroles, peintures, ou films du passé ont pu choquer leur époque. Aujourd’hui ils nous semblent tellement naturels, souvent désuets ! Mais que demeure-t-il en nous qui continue de nous bloquer, qui nous aliène et qui renie l’autre ? Quelles ombres nous gardent prisonniers dans le déni de notre essence, dans le refus de notre liberté, dans la peur de notre divinité ? L’art, peu importe sa forme, a toujours chassé les frontières et repoussé les horizons. L’amour en tant qu’art s’inscrit dans cette démarche où l’humain s’invente à lui-même.
L’amour n’a rien d’un sentiment
Expérience oblige, la vie m’a offert un second postulat : l’amour ne se réduit ni à un sentiment ni à une émotion. L’amour relève d’un état de conscience. On se trouve « en état d’amour ». Lorsqu’on aime, la réalité se transforme. Les paysages s’enchantent, l’air sent bon, il fait beau même quand il pleut, la vie devient enchanteresse. On se sent en joie, emporté par un élan de gentillesse à l’égard du monde. Les petites grisailles de la vie n’ont plus aucune importance. Bien sûr, aimer provoque des sentiments et des émotions. Ces derniers jaillissent comme conséquences de notre état intérieur, les bonnes comme les mauvaises. Ne confondons pas les causes et les conséquences. Nos émotions et nos sentiments constituent les ingrédients produit par une source intérieure, celle de nos états de conscience.

Si de votre “amour” jaillit de la colère, de la jalousie, de la peur… aimez-vous vraiment ? Vous avez devant vous tous les indicateurs dans le rouge. Ils vous disent que vous avez quitté l’état d’amour. Peut-être voulez-vous posséder l’autre, peut-être l’autre vous possède-t-il, peut-être agonisez-vous dans des besoins pathologiques de reconnaissance, dans de l’attachement lié à la peur de la solitude, bref, ne vous leurrez pas : vous n’aimez pas ou vous n’aimez plus. Au nom de l’amour tel que socialement défini, vous vous transformez en tyran, à l’égard de vous-même comme d’autrui.
Voyez l’amour comme un soleil qui brille. Ce dernier ne dirige pas ses rayons vers tel ou tel astre. Il brille, tout simplement. Parfois sa lumière vient illuminer d’autres planètes qui s’enflamment et irradient à leur tour. L’amour ne calcule pas, il ne se dirige vers rien ni personne en particulier. Il illumine l’espace et lui donne sa consistance. L’amour relève donc d’un état intérieur qui ne peut se nourrir que de lui-même, de l’être par l’être, de l’être à lui-même. L’amour existe à condition qu’il n’ait pas de condition. Alors il devient l’amour avec l’autre, et non l’amour envers l’autre. En état d’amour, je puis célébrer, avec l’autre, comme deux étoiles lumineuses qui se rencontrent.
La langue de l’amour
Vous vous en doutiez déjà au précédent paragraphe : le langage joue un rôle clé dans les expériences que nous construisons au fond de nous. Le langage fait monde, il construit notre réalité. On entre dans des questions ontologiques.
Le langage ordinaire de l’amour nous fait dire « je t’aime », ou « j’aime Léa », ou « Julie aime Luc ». Il traite l’amour comme un vecteur ou une direction, avec une cible au bout. Cupidon ne tire-t-il pas une flèche ? Si j’aime cette personne, cela veut dire que je n’aime pas –ou moins– les autres. Il n’y a pas à aimer lui ou elle. On aime, tout court. On devrait rendre le verbe aimer intransitif.
Par ses limitations, le langage ordinaire nous interdit l’état d’amour universel. Il nous vautre dans l’amour romantique, cet amour binaire, qui possède, qui nous soumet l’un à l’autre, qui s’érige sur la dialectique d’une dépendance contre laquelle nous ne pouvons rien. On “tombe” amoureux. Pauvres victimes impuissantes de la vie ! S’installent ensuite les promesses intenables et insoutenables, ces mariages qui disent en substance “je m’engage à ne pas changer, à rester toujours le même pour tenir la forme relationnelle que je nous nous imposons maintenant. Je t’aime, je me marie à toi. Il n’y aura personne d’autre.” On connaît la suite. L’amour romantique renie notre capacité à aimer de manière plurielle, sans calculer ni se diviser.
Pour assombrir un peu plus le tableau, le langage de l’amour vient avec toute une panoplie de statuts qui sèment les graines de la séparation. Séparation à l’autre, séparation à soi. Des mots tels que exclusivité, fidélité, sortir avec, se séparer, larguer, en couple, célibat. S’ajoutent des catégories tout aussi pauvres : copain/copine, ami, amant, amoureux, concubin(e), mari ou femme, homo ou hétéro, gay ou lesbienne, monogame ou polygame… Quand je parle de ma façon d’aimer, je constate que mes interlocuteurs essaient toujours de me mettre dans l’une de ces cases. Des mots binaires qui décrivent un monde d’objets et de catégories qui excluent de notre champ social et intérieur toute la palette, tout le continuum des expériences relationnelles que la vie peut offrir.
Bref, notre langage de l’amour ne brille ni par sa subtilité, ni par ses nuances. Il n’a pas grand chose à voir avec les soleils dont je parlais plus haut. Si nous souhaitons évoluer, pourquoi ne pas réinventer la langue de l’amour ? Elle ne pourra que nous élever. Je m’y emploie autant que possible. Ne vous en privez pas vous aussi ! Inventez ces mots qui expriment votre réalité profonde, ultime. Redonnez un sens neuf aux anciens termes. Libérez-vous des taxinomies poussiéreuses qui nous plongent en maladie d’amour.
Vers l’androgynat intérieur
Les seuls couples accomplis que je connaisse – je me compte dans cette liste également – viennent de personnes d’abord heureuses avec elles-mêmes. Elles ont réalisé leur mariage intérieur, le seul vrai mariage qui tienne. La rencontre amoureuse ne représente plus le remplissage d’un manque. On se rencontre pour célébrer. Tu me vois et m’accueilles dans la splendeur de mon être, dans mes failles et mes fragilités comme dans mes forces. Je te vois dans la splendeur de ton être, dans tes failles et tes fragilités comme dans tes forces. Je te vois qui me voit qui te voit qui me voit, et ainsi de suite. Le jeu de miroirs infinis se construit. Bien alignés l’un face à l’autre, une explosion kaléidoscopique se produit, imprévisible. L’art jaillit. L’état amoureux se vit avant tout en soi et à soi-même, rayonnant vers toi et à toi-même.
Le bonheur intérieur demande bien sûr un cheminement personnel, long pour certains, plus court pour d’autres. L’état amoureux naît de l’androgynat intérieur, lorsque nous avons accueilli et autorisé nos deux polarités masculine et féminine à exister pleinement en nous. Notre masculin et féminin ont appris à danser, à se compléter, à s’aimer inconditionnellement. Le couple extérieur naît du couple intérieur.
Je n’irai pas plus loin pour l’instant car d’autres, je le disais, ont largement exploré cet horizon. Je pense en particulier à Paule Salomon, que j’ai découverte voici peu, avec qui se construit une belle amitié, et de fertiles échanges. Je n’ai pas encore lu tous ses ouvrages, mais je puis déjà vous en conseiller deux, incontournables : « La femme solaire », et « La sainte folie du couple ».
Et maintenant ?
Ces quelques préliminaires posés, je vais pouvoir vous parler plus directement de mon expérience, à commencer par 4 astres qui illuminent et guident ma vie amoureuse. Je continuerai d’employer le verbe aimer et s’aimer non dans le sens romantique, mais dans cette énergie du mariage intérieur que je viens d’évoquer, lorsque l’être androgyne s’unit et célèbre la vie avec l’autre, à la source de son rayonnement intérieur.
[…] Mais d’abord, amour oblige, commençons par les préliminaires… […]
[…] l’article précédent “Préliminaire à l’amour“, j’ai partagé avec vous quelques postulats, ceux à partir desquels se construit […]
Merci pour ce texte clair, je serais heureux d’en lire davantage. Et éventuellement de partager.
À bientôt j’espère.
Avec grand plaisir !